Au Sénégal, cet adage illustre un malaise persistant à chaque crise politique ou procès médiatisé, l’indépendance réelle de la justice est remise en question. Critiquée pour sa lenteur, sa politisation supposée et son manque d’impartialité, la justice demeure paradoxalement l’un des services publics les moins dotés et les plus exposés, évoluant dans un environnement institutionnel et matériel précaires qui fragilisent l’État de droit.
L’indépendance judiciaire doit être considérée à deux niveaux : celle des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions et celle de l’institution dans son organisation et son fonctionnement. Malgré la loi de 2017 sur le statut des magistrats, les déséquilibres structurels persistent et la confiance citoyenne reste limitée. Les Assises de la justice de mai-juin 2024 ont mis en lumière les réformes urgentes à engager. La consolidation de l’indépendance de la justice dépend désormais d’une volonté politique réelle, capable de traduire ces recommandations en actions concrètes pour renforcer l’équité, la transparence et la crédibilité au grand bonheur des praticiens et usagers.
L’inamovibilité contournée :
La Constitution sénégalaise affirme et garantie un principe fondamental : « les magistrats du siège sont inamovibles ». Cela signifie qu’un juge ne peut être déplacé, muté ou démis de ses fonctions sans son consentement qui est une obligation légale. C’est l’une des garanties les plus importantes pour protéger un magistrat du siège contre les pressions, l’arbitraire et l’ingérence politique. Mais en pratique, cette inamovibilité est régulièrement contournée pour des motivations connues de tous.
Par l’usage de la notion de « nécessité de service ». La loi autorise en effet les autorités à déplacer un magistrat sans son consentement en cas de nécessité de service. Or, cette notion n’est accompagnée d’aucune définition claire, d’aucune limite, d’aucun critère. Elle est donc devenue un outil discret permettant de muter des magistrats contre leur volonté, sous couvert d’un besoin administratif. De telles mutations, décidées sans justification transparente, installent les juges dans une situation d’insécurité professionnelle permanente. Lorsqu’un magistrat sait que son affectation peut être modifiée pour des motifs flous, il devient vulnérable et hésite davantage à exercer sa mission avec indépendance.
À cela s’ajoute le recours abusif à la mise « par intérim ». En théorie, l’intérim permet d’assurer la continuité du service en attendant la nomination officielle d’un titulaire au poste. En réalité, il est souvent utilisé pour maintenir un magistrat dans une précarité prolongée. Un intérimaire ne bénéficie pas de l’inamovibilité et le juge peut donc être remplacé à tout moment. Même lorsqu’il possède le grade requis, même s’il occupe dans les faits la fonction, le fait de ne pas être officiellement titularisé le prive d’une protection cruciale. Dans ces conditions, comment exercer sereinement des responsabilités lorsqu’on dépend constamment d’une confirmation qui tarde ?
Une indépendance institutionnelle surtout théorique.
Au-delà des magistrats eux-mêmes, c’est toute l’architecture de l’appareil judiciaire qui pâtit d’une dépendance structurelle.
- Un Conseil supérieur de la magistrature sous influence de l’Exécutif.
- Un appareil judiciaire financièrement dépendant
L’indépendance matérielle est un autre pilier souvent négligé. Sans autonomie financière, la justice ne peut ni planifier son fonctionnement, ni répondre à ses besoins urgents, ni améliorer ses services.
Au Sénégal, seules trois institutions bénéficient d’une autonomie budgétaire : la Cour suprême, le Conseil constitutionnel et la Cour des comptes. Toutes les autres juridictions dépendent du budget contrôlé par le garde des sceaux Ministère de la Justice. Cette dépendance limite leur capacité à s’organiser, retarde les dépenses essentielles ou urgentes, ralentit les procédures et contribue à l’encombrement des dossiers.
On ne peut pas exiger rapidité, transparence et efficacité d’une justice dépourvue des moyens indispensables à son bon fonctionnement.
Un Parquet subordonné au pouvoir exécutif :
Le ministère public, ou parquet, organe central dans la justice pénale : il dirige les enquêtes, engage les poursuites et requiert l’application de la loi. Pour être crédible, il doit agir en toute indépendance pour garantir l’équité.
Pourtant, les textes sont clairs : le parquet est soumis à l’autorité hiérarchique du garde des sceaux, Ministre de la Justice et le Code de procédure pénale est sans ambiguïté :
• L’article 28 permet au Ministre de la Justice d’ordonner des poursuites.
• L’article 25 impose au parquet d’obéir aux instructions écrites du ministre conformément aux articles 28 et 29 du même code.
Cette subordination légale du ministère public, l’expose à des influences dans le traitement de certaines affaires sensibles ou dites signalées sous la menace d’affectation d’office aux allures de représailles. En matière de détention provisoire, les recours ordinaires et extraordinaires du parquet étant suspensifs, un simple appel peut prolonger le mandat de dépôt d’un justiciable, parfois sans justification solide qui débouche inéluctablement vers le contentieux de la détention digne d’un classico judiciaire. L’indépendance du parquet est l’un des débats les plus récurrents pour rétablir la confiance dans la justice pénale.
Le CSM : La présence du Chef de l’État, atout ou risque ?
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) occupe une place déterminante dans l’architecture judiciaire sénégalaise. Conçu comme l’organe chargé de garantir, réguler leur carrière et la discipline. Dans les systèmes où ce modèle a atteint une maturité institutionnelle, ces instances sont largement composées de magistrats élus, afin de préserver leur autonomie et d’éviter toute interférence politique.
Au Sénégal, la configuration actuelle du CSM s’écarte de ce standard. Présidé par le Chef de l’État et vice-présidé par le garde des Sceaux, Ministre de la Justice, le Conseil demeure structurellement lié au pouvoir exécutif, qui nomme par ailleurs une part substantielle de ses membres appelés « membres de droit » contrairement aux membres sont élus par leurs pairs. Une telle présence, place l’Exécutif au cœur du processus de nomination et de promotion des magistrats, ce qui soulève des enjeux institutionnels et juridiques majeurs.
La question fondamentale concerne l’équilibre des pouvoirs. Comment un organe conçu pour protéger les magistrats peut-il incarner une véritable indépendance si ceux qui le dirigent appartiennent à un autre pouvoir constitutionnel, susceptible d’être impliqué dans des litiges soumis au juge ?
La problématique est étroitement liée au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. L’indépendance judiciaire, élément essentiel de l’État de droit, implique que les magistrats exercent leurs fonctions à l’abri de toute pression, notamment dans la gestion de leur carrière.
Force est de constater que les avis sont encore partagés sur la présence du Chef de l’Etat, certains magistrats plaident pour un retrait total de l’Exécutif du CSM afin d’assurer une véritable autonomie institutionnelle du pouvoir judiciaire. D’autres estiment, au contraire, qu’une absence totale de l’Exécutif pourrait entraîner des risques de corporatisme, de conflits internes ou de blocages décisionnels.
- Sans justice indépendante, il n’y a pas d’État de droit. Sans justice indépendante, nous perdons bien plus qu’une institution : nous perdons notre dernier rempart. Réformer la justice, ce n’est pas répondre aux attentes des magistrats, c’est protéger chaque citoyen contre l’arbitraire et l’injustice. C’est défendre l’idée que la loi doit rester la même pour tous, quels que soient le nom, le rang, la qualité ou le pouvoir.
- Lorsque la justice s’incline, ce n’est pas un juge qui tombe. C’est la protection de chacun d’entre nous qui vacille et la République elle-même qui tremble.
El Amath THIAM , Juriste-Consultant
Président de « JUSTICE SANS FRONTIERE »
Justice100f@gmail.com








