Un plan de développement n’est pas une déclaration d’intention politique. C’est, avant tout, une équation technique. Routes, logements, énergie, eau, agriculture, industrie, numérique : tous ces secteurs reposent sur des compétences d’ingénierie capables de concevoir, d’adapter, d’innover, d’industrialiser et de maintenir dans la durée, des solutions adaptées au contexte national.
La leçon internationale : le développement par l’ingénierie
L’exemple de la Chine est particulièrement éclairant. Au début des années 2000, Pékin a fait de la formation technique et scientifique, une priorité nationale absolue. En l’espace de deux décennies, le pays a formé massivement des ingénieurs, tout en orientant les filières vers des objectifs industriels clairement identifiés : matériaux, BTP, énergie, électronique, transports et technologies numériques.
Cette stratégie a produit un résultat mesurable et incontestable : la Chine dépose aujourd’hui près de la moitié des brevets mondiaux. Ce résultat n’est pas le fruit du hasard. Il traduit une compréhension stratégique du rôle de l’ingénieur. Un brevet n’est pas une idée abstraite ; c’est une solution technique concrète, reproductible et industrialisable.
À ce titre, le brevet constitue le langage naturel de l’ingénierie et un pilier central de la souveraineté technologique. Des trajectoires comparables s’observent dans d’autres économies avancées ou émergentes. La Corée du Sud a articulé étroitement universités techniques, grands groupes industriels et politique publique d’innovation. L’Allemagne a bâti sa puissance industrielle sur une ingénierie appliquée solide, adossée à la formation duale. L’Inde, quant à elle, a misé sur une masse critique d’ingénieurs pour s’imposer dans les technologies de l’information, l’énergie et l’industrie pharmaceutique.
Partout, la constante demeure la même : là où les ingénieurs sont nombreux et valorisés, l’innovation suit.
Ingénieurs et brevets : une corrélation stratégique
Les données internationales confirment une corrélation forte, entre densité d’ingénieurs et production d’innovation brevetée. Dans les économies industrialisées, entre 60 % et 80 % des brevets déposés, comptent au moins un ingénieur comme inventeur principal.
Cependant, former des ingénieurs ne suffit pas. Cette corrélation ne devient réellement productive que lorsqu’elle s’inscrit dans un écosystème cohérent, associant industrie locale, laboratoires de recherche appliquée, financement de l’innovation, commande publique orientée vers la solution et culture de la propriété intellectuelle.
À défaut, l’ingénieur est réduit à un rôle d’exécutant ou de gestionnaire de projets conçus ailleurs. Il applique des solutions importées, sans maîtriser la chaîne de conception, d’optimisation et d’industrialisation. Cette situation entretient une dépendance technologique structurelle, incompatible avec toute ambition de souveraineté.
Agenda 2050 : l’angle mort de l’ingénierie
C’est ici que le débat sénégalais devient stratégique. L’Agenda 2050 affiche des ambitions majeures : industrialisation, souveraineté alimentaire, transition énergétique, infrastructures modernes, emploi des jeunes et transformation numérique. Pourtant, la capacité d’ingénierie nationale nécessaire pour soutenir ces objectifs, n’est ni explicitement évaluée ni planifiée.
À ce jour, le pays ne dispose pas de : - un état des lieux consolidé du nombre réel d’ingénieurs par spécialité ; - une projection chiffrée des besoins en ingénierie à l’horizon 2030, 2040 et 2050 ; - une politique structurée reliant formation des ingénieurs, innovation, industrie et brevets.
Dans le secteur des infrastructures, par exemple, de nombreux ingénieurs sont cantonnés au suivi et au contrôle de chantiers, tandis que la conception technique, la recherche sur les matériaux locaux, l’optimisation des procédés constructifs et la standardisation industrielle restent marginales.
La commande publique finance principalement l’exécution, rarement la création de valeur intellectuelle nationale.
Le brevet : maillon essentiel de la souveraineté
Le Sénégal innove pourtant. Des solutions locales existent dans le BTP, l’agro-industrie, l’énergie, l’eau ou les matériaux. Toutefois, ces innovations sont rarement évaluées scientifiquement, protégées juridiquement, industrialisées et déployées à grande échelle.
Sans brevet, l’innovation demeure fragile et facilement capturable. Sans protection de la propriété intellectuelle, elle ne se transforme ni en industrie ni en emplois qualifiés ni en souveraineté économique. L’ingénieur sénégalais reste alors un utilisateur de technologies importées, plutôt qu’un producteur de solutions adaptées aux réalités locales. Ce que l’Agenda 2050 devrait impérativement intégrer
Pour sortir du mirage, la planification nationale doit intégrer explicitement l’ingénierie comme levier stratégique central, à travers : 1. Une planification chiffrée des besoins en ingénieurs par secteur prioritaire (BTP, agro-industrie, énergie, eau, environnement, numérique), avec des cibles claires à l’horizon 2050. 2. Une politique nationale d’innovation technique fondée sur des laboratoires appliqués, des centres de tests, des plateformes technologiques et un soutien effectif au dépôt de brevets. 3. Une commande publique innovante valorisant les solutions conçues localement et favorisant la substitution progressive aux importations technologiques.
L’État doit instaurer des mécanismes de préférence communautaire et d’Achat Public d’Innovation (API). Il est impératif d’obliger les grands projets d’infrastructures, à réserver une quote-part de la conception (et pas seulement de l’exécution des travaux) aux cabinets locaux. C’est le seul moyen de développer une ingénierie nationale robuste.
Cette planification doit commencer dès le système éducatif. Former des ingénieurs, suppose d’abord de former des bacheliers scientifiques et techniques. Or, le constat est préoccupant : le système éducatif sénégalais continue de produire une majorité écrasante de profils littéraires, alors même que les besoins économiques et industriels du pays se concentrent sur les sciences et les technologies.
La trajectoire vers 2050 doit donc s’anticiper par : - la promotion massive des séries scientifiques et techniques (S, T1, T2), à travers des incitations, des bourses ciblées et une orientation renforcée ; - la modernisation des lycées techniques et des équipements pédagogiques. Il faudra une consolidation de la pyramide des compétences, car l’excellence industrielle ne repose pas uniquement sur l’ingénieur de conception, mais sur son binôme avec le technicien.
Dans les modèles allemand ou chinois, il faut souvent 5 à 10 techniciens supérieurs opérationnels pour appuyer un ingénieur. La souveraineté technologique repose sur cette armée de techniciens qualifiés, qu’il est urgent de former massivement aux côtés des ingénieurs. - la revalorisation sociale des métiers de l’ingénierie et des sciences appliquées, car il est crucial de reconstruire l’imaginaire collectif autour de la figure de l’ingénieur.
Au-delà des incitations financières, cela passe par une reconnaissance publique : célébrer nos inventeurs comme des héros nationaux et médiatiser les réussites technologiques locales. L’objectif est de restaurer le prestige du « savoir-faire » technique, afin que l’ingénieur redevienne, aux yeux de la jeunesse, l’acteur principal de la transformation et de la souveraineté du Sénégal, au même titre que les carrières administratives ou politiques. - une gouvernance institutionnelle dédiée.
Comment organiser cette montée en puissance ?
L’ampleur du défi nécessite un pilotage au plus haut sommet. Cela pourrait passer par la création de l’Ordre des Ingénieurs ou, mieux encore, par la création d’un Conseil National de la Science et de la Technique, rattaché directement à la Présidence ou à la Primature. Cette instance serait garante de l’alignement entre la formation, les besoins industriels et la vision 2050.
Conclusion
On ne construit pas un pays à l’horizon 2050 avec des slogans, mais avec des ingénieurs, des laboratoires, des industries, ainsi que des brevets. Former des ingénieurs est une condition nécessaire. Les mobiliser, les valoriser et leur donner les moyens d’innover, constitue une urgence stratégique pour la souveraineté industrielle, économique et technologique du Sénégal.
Sans ingénieurs en nombre, qualifiés et capables d’innover, l’horizon 2050 restera assurément un mirage.
Serigne Ly, Ingénieur en Génie civil
serignely@gmail.com
Concepteur du système de construction Bambou Béton (S2B)
La leçon internationale : le développement par l’ingénierie
L’exemple de la Chine est particulièrement éclairant. Au début des années 2000, Pékin a fait de la formation technique et scientifique, une priorité nationale absolue. En l’espace de deux décennies, le pays a formé massivement des ingénieurs, tout en orientant les filières vers des objectifs industriels clairement identifiés : matériaux, BTP, énergie, électronique, transports et technologies numériques.
Cette stratégie a produit un résultat mesurable et incontestable : la Chine dépose aujourd’hui près de la moitié des brevets mondiaux. Ce résultat n’est pas le fruit du hasard. Il traduit une compréhension stratégique du rôle de l’ingénieur. Un brevet n’est pas une idée abstraite ; c’est une solution technique concrète, reproductible et industrialisable.
À ce titre, le brevet constitue le langage naturel de l’ingénierie et un pilier central de la souveraineté technologique. Des trajectoires comparables s’observent dans d’autres économies avancées ou émergentes. La Corée du Sud a articulé étroitement universités techniques, grands groupes industriels et politique publique d’innovation. L’Allemagne a bâti sa puissance industrielle sur une ingénierie appliquée solide, adossée à la formation duale. L’Inde, quant à elle, a misé sur une masse critique d’ingénieurs pour s’imposer dans les technologies de l’information, l’énergie et l’industrie pharmaceutique.
Partout, la constante demeure la même : là où les ingénieurs sont nombreux et valorisés, l’innovation suit.
Ingénieurs et brevets : une corrélation stratégique
Les données internationales confirment une corrélation forte, entre densité d’ingénieurs et production d’innovation brevetée. Dans les économies industrialisées, entre 60 % et 80 % des brevets déposés, comptent au moins un ingénieur comme inventeur principal.
Cependant, former des ingénieurs ne suffit pas. Cette corrélation ne devient réellement productive que lorsqu’elle s’inscrit dans un écosystème cohérent, associant industrie locale, laboratoires de recherche appliquée, financement de l’innovation, commande publique orientée vers la solution et culture de la propriété intellectuelle.
À défaut, l’ingénieur est réduit à un rôle d’exécutant ou de gestionnaire de projets conçus ailleurs. Il applique des solutions importées, sans maîtriser la chaîne de conception, d’optimisation et d’industrialisation. Cette situation entretient une dépendance technologique structurelle, incompatible avec toute ambition de souveraineté.
Agenda 2050 : l’angle mort de l’ingénierie
C’est ici que le débat sénégalais devient stratégique. L’Agenda 2050 affiche des ambitions majeures : industrialisation, souveraineté alimentaire, transition énergétique, infrastructures modernes, emploi des jeunes et transformation numérique. Pourtant, la capacité d’ingénierie nationale nécessaire pour soutenir ces objectifs, n’est ni explicitement évaluée ni planifiée.
À ce jour, le pays ne dispose pas de : - un état des lieux consolidé du nombre réel d’ingénieurs par spécialité ; - une projection chiffrée des besoins en ingénierie à l’horizon 2030, 2040 et 2050 ; - une politique structurée reliant formation des ingénieurs, innovation, industrie et brevets.
Dans le secteur des infrastructures, par exemple, de nombreux ingénieurs sont cantonnés au suivi et au contrôle de chantiers, tandis que la conception technique, la recherche sur les matériaux locaux, l’optimisation des procédés constructifs et la standardisation industrielle restent marginales.
La commande publique finance principalement l’exécution, rarement la création de valeur intellectuelle nationale.
Le brevet : maillon essentiel de la souveraineté
Le Sénégal innove pourtant. Des solutions locales existent dans le BTP, l’agro-industrie, l’énergie, l’eau ou les matériaux. Toutefois, ces innovations sont rarement évaluées scientifiquement, protégées juridiquement, industrialisées et déployées à grande échelle.
Sans brevet, l’innovation demeure fragile et facilement capturable. Sans protection de la propriété intellectuelle, elle ne se transforme ni en industrie ni en emplois qualifiés ni en souveraineté économique. L’ingénieur sénégalais reste alors un utilisateur de technologies importées, plutôt qu’un producteur de solutions adaptées aux réalités locales. Ce que l’Agenda 2050 devrait impérativement intégrer
Pour sortir du mirage, la planification nationale doit intégrer explicitement l’ingénierie comme levier stratégique central, à travers : 1. Une planification chiffrée des besoins en ingénieurs par secteur prioritaire (BTP, agro-industrie, énergie, eau, environnement, numérique), avec des cibles claires à l’horizon 2050. 2. Une politique nationale d’innovation technique fondée sur des laboratoires appliqués, des centres de tests, des plateformes technologiques et un soutien effectif au dépôt de brevets. 3. Une commande publique innovante valorisant les solutions conçues localement et favorisant la substitution progressive aux importations technologiques.
L’État doit instaurer des mécanismes de préférence communautaire et d’Achat Public d’Innovation (API). Il est impératif d’obliger les grands projets d’infrastructures, à réserver une quote-part de la conception (et pas seulement de l’exécution des travaux) aux cabinets locaux. C’est le seul moyen de développer une ingénierie nationale robuste.
Cette planification doit commencer dès le système éducatif. Former des ingénieurs, suppose d’abord de former des bacheliers scientifiques et techniques. Or, le constat est préoccupant : le système éducatif sénégalais continue de produire une majorité écrasante de profils littéraires, alors même que les besoins économiques et industriels du pays se concentrent sur les sciences et les technologies.
La trajectoire vers 2050 doit donc s’anticiper par : - la promotion massive des séries scientifiques et techniques (S, T1, T2), à travers des incitations, des bourses ciblées et une orientation renforcée ; - la modernisation des lycées techniques et des équipements pédagogiques. Il faudra une consolidation de la pyramide des compétences, car l’excellence industrielle ne repose pas uniquement sur l’ingénieur de conception, mais sur son binôme avec le technicien.
Dans les modèles allemand ou chinois, il faut souvent 5 à 10 techniciens supérieurs opérationnels pour appuyer un ingénieur. La souveraineté technologique repose sur cette armée de techniciens qualifiés, qu’il est urgent de former massivement aux côtés des ingénieurs. - la revalorisation sociale des métiers de l’ingénierie et des sciences appliquées, car il est crucial de reconstruire l’imaginaire collectif autour de la figure de l’ingénieur.
Au-delà des incitations financières, cela passe par une reconnaissance publique : célébrer nos inventeurs comme des héros nationaux et médiatiser les réussites technologiques locales. L’objectif est de restaurer le prestige du « savoir-faire » technique, afin que l’ingénieur redevienne, aux yeux de la jeunesse, l’acteur principal de la transformation et de la souveraineté du Sénégal, au même titre que les carrières administratives ou politiques. - une gouvernance institutionnelle dédiée.
Comment organiser cette montée en puissance ?
L’ampleur du défi nécessite un pilotage au plus haut sommet. Cela pourrait passer par la création de l’Ordre des Ingénieurs ou, mieux encore, par la création d’un Conseil National de la Science et de la Technique, rattaché directement à la Présidence ou à la Primature. Cette instance serait garante de l’alignement entre la formation, les besoins industriels et la vision 2050.
Conclusion
On ne construit pas un pays à l’horizon 2050 avec des slogans, mais avec des ingénieurs, des laboratoires, des industries, ainsi que des brevets. Former des ingénieurs est une condition nécessaire. Les mobiliser, les valoriser et leur donner les moyens d’innover, constitue une urgence stratégique pour la souveraineté industrielle, économique et technologique du Sénégal.
Sans ingénieurs en nombre, qualifiés et capables d’innover, l’horizon 2050 restera assurément un mirage.
Serigne Ly, Ingénieur en Génie civil
serignely@gmail.com
Concepteur du système de construction Bambou Béton (S2B)








